Procédures spéciales
Conférence de presse de fin de mission, M. Gustavo Gallón Expert indépendant du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme en Haïti
08 mars 2017
Port-au-Prince, 9 mars 2017
Mesdames et messieurs,
Ceci, c’est ma huitième visite en Haïti, dans le cadre du mandat que le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies m’a donné depuis août 2013 pour observer la situation des droits humains en Haïti, formuler des recommandations pour son amélioration et présenter un rapport à ce Conseil, qui est la plus haute autorité en matière des droits de l’homme au niveau universel. C’est un mandat d’un an qui est renouvelé chaque année en fin mars par le Conseil des droits de l’homme après la présentation de mon rapport annuel que je vais présenter le 21 de ce mois.
J’exécute ce mandat en tant qu’Expert indépendant, c’est-à-dire, que je ne suis pas fonctionnaire des Nations Unies et ne reçoit ni salaire ni instruction de cette organisation. Au contraire, je suis sollicité par le Conseil des droits de l’homme pour lui donner mon avis sur la situation des droits humains dans le pays, de façon autonome, en tant qu’avocat colombien, ancien professeur universitaire et travailleur des droits de l’homme. Mon mandat ne me donne aucun pouvoir, mais je suis au service du Conseil des droits de l’homme et de la société haïtienne dans son ensemble. C’est à cette condition que je me permets de proposer respectueusement et solidairement des recommandations visant à faire des progrès dans le domaine des droits humains.
On a fait certainement des progrès par rapport à l’une des recommandations sur lesquelles j’ai insisté dès le début de mon mandat, c’est-à-dire, la réalisation d’élections justes et crédibles de façon à assurer la gouvernance et le développement de l’état de droit. Lorsque je suis venu il y a six mois, en octobre 2016, il y avait encore des incertitudes dans ce domaine. En février 2016, le Président élu M. Martelly était arrivé à la fin de sa période constitutionnelle et avait passé le pouvoir à un Président provisoire, M. Privert après avoir attendu aout 2015 pour mettre en œuvre des élections parlementaires et octobre de la même année pour le premier tour des présidentielles. La mise en œuvre de ces élections suscitait alors bien de la méfiance parmi de vastes secteurs de la population. Deux Commissions ad hoc nommées pour vérifier les conditions des élections en ont constaté les irrégularités.
Les élections prévues au 9 octobre 2016 ont dû être reportées au 20 novembre, après les dévastations causes par le passage de l’ouragan Matthieu le 4 octobre principalement dans départements du sud-ouest. La tenue d’élections législatives complémentaires ainsi que locales a conclu le processus électoral avec un scrutin 29 janvier 2017. La transparence, le professionnalisme, l’engagement et l’organisation du Conseil Électoral Provisoire, ainsi que des autorités gouvernementales, ont donné aux résultats de ces élections la crédibilité nécessaire pour permettre l’inauguration d’une nouvelle période présidentielle de façon démocratique et civilisée - même si le taux de participation a été faible.
Il faut remarquer aussi les progrès encore insuffisants mais encourageants concernant les droits des femmes, telles que l’élection d’une sénatrice et de trois membres féminins à la Chambre des députés, et la fermeté du Conseil Électoral Provisoire pour faire respecter, dans les listes enregistrées pour les élections locales, le 30 pour cent du quota féminin prévu dans la Constitution. Tout ceci est rassurant en lui-même, mais c’est aussi une leçon face aux défis institutionnels où, même dans le cadre de ressources et capacités insuffisantes, il est possible d’avoir des résultats répondant au problème à résoudre.
C’est le cas de la détention provisoire prolongée et, en général, les conditions inhumaines de détention dans la plupart des prisons haïtiennes. En moyenne, plus de 70 pour cent des personnes privées de liberté en Haïti continuent à être en détention provisoire prolongée. Au Pénitencier national de Port-au-Prince la situation s’est aggravée dramatiquement : la durée moyenne de détention provisoire est passée de 624 jours à 1,100 jours (ou 3 ans), selon une étude faite par la MINUSTAH en décembre 2016. Si l’on compte les détenus depuis plus de deux ans et ceux qui, bien que détenus depuis moins de deux ans, n’ont pas vu de magistrat au cours des six derniers mois, on peut affirmer que 91 pour cent de toutes les personnes détenues au Pénitencier national en attente de leur procès sont privées de liberté illégalement ou arbitrairement, une augmentation de 23 pour cent depuis 2014.
Si la situation des personnes en détention provisoire prolongée était résolue, il n’y aurait pas de surpopulation dans les prisons haïtiennes. À présent, elle atteint le 358 pour cent, puisque dans les quelques 7,300 mètres carrés de surface de détention totale , dans les 19 prisons de la Direction de l’administration pénitentiaire (la DAP), il ne devrait pas y avoir plus de 3,000 détenus , et ce pour atteindre l’objectif fixé par la DAP d’assurer 2,5 mètres carrés par personne. Les 10,538 prisonniers au 31 décembre 2016 dans les prisons haïtiennes jouissaient en moyenne de presque la moitié de cette surface : 1.43 mètre carré. En tenant compte de la surface acceptable pour l’ONU, à savoir 4.5 mètres carrés par détenu, le taux de surpopulation atteint 644 pour cent. En d’autres termes, la capacité des prisons d’Haïti ne permet l hébergement que 1,600 détenus au lieu des 10,500.
Ce niveau démesuré de surpopulation explique aussi le haut degré de décès en prison, plus évident encore pour 2016 en raison de la grève des hôpitaux publics ; alors qu’auparavant pour le même nombre de cas graves de maladies ou de malnutrition, aggravé par la surpopulation, certains malades étaient transférés à l’hôpital. Un tel transfert n’a pas été possible ces derniers mois, et le nombre de décès enregistrés dans les prisons a augmenté énormément, ce qui a permis de découvrir la magnitude du problème du décès des prisonniers dans le milieu carcéral.
Au rythme actuel, les projections pour l’ensemble de l’année 2017 donnent un total de 229 prisonniers morts en prison, soit un taux de mortalité annuel de 21.8 sur 1,000.
Il est clair que la question de la détention provisoire prolongée mérite d’être résolue aussitôt que possible, comme il a été recommandé de façon persistante. Le Gouvernement provisoire avait nommé une commission présidentielle en septembre 2016 pour s’occuper du problème. Malheureusement, le Gouvernement ne lui a pas alloué les ressources budgétaires nécessaires pour faire son travail. Toutefois, sept de ses neuf membres ont réalisé des activités auprès des Commissaires gouvernementaux et des prisons de Croix-de-Bouquet, Petit Goave et Port-au-Prince, qui se sont traduit par la libération d’environ une centaine de personnes détenues de manière provisoire et prolongée. Le Ministère à la condition féminine s’est également préoccupé de la situation des femmes incarcérées et a agi auprès du Ministère de Justice et du Commissaire du Gouvernement de Port-au-Prince pour faire relâcher en 2016 quelques 184 femmes détenues, plus une femme condamnée avec un cancer terminal. C’est un autre exemple, comme celui des élections, de la possibilité de faire des progrès vis-à-vis des défis institutionnels quand il y a la volonté de résoudre les problèmes, même si les ressources et les capacités sont insuffisantes.
Une autre commission sur la situation des prisons vient d’être nommée récemment par le nouveau Président. On peut espérer qu’elle poursuive les efforts de la Commission précédente afin qu’il y ait une véritable solution à court terme. Il s’agit en effet d’une situation qui crée un état de violations quotidiennes des droits de la plupart des personnes détenues : aussi bien celles en détention provisoire prolongée que celles qui subissent les conséquences négatives de la surpopulation carcérale, y compris sur la santé. Ce sont des conditions inhumaines et dégradantes. Tous les juges et les fonctionnaires de justice, ainsi que toute la population devraient visiter les prisons pour constater de près l’ignominie à laquelle sont soumises les personnes privées de liberté dans ce pays.
J’ai visité cette fois-ci la prison de Hinche. C’est un bâtiment nouveau, inauguré le 30 janvier 2017, qui a remplacé l’ancienne prison où il y avait 279 détenus dans 120 mètres carrés, soit un taux de surpopulation de 1,045 pour cent par rapport à un paramètre de 4.5 mètres carrés par individu. Le nouveau bâtiment, qui a une capacité d’environ 400 personnes, héberge depuis le 26 février 292 prisonniers (dont 143 condamnés y compris une femme, et 149 détenus dont cinq femmes et sept mineurs hommes). Les autorités ont informé qu’il n’y avait personne en situation de détention prolongée. Chaque cellule a huit lits construits en béton, ce qui serait suffisant pour assurer un lit à chaque détenu, mais j’ai trouvé des cellules avec 14 personnes où les prisonniers sont forcés de partager leur lit, tandis qu’à côté il y a des cellules vides. Parmi les 40 cellules il y en avait 10 qui étaient vides. Ceci démontre qu’il existe chez certains fonctionnaires une mentalité de réduction de l’espace pour les personnes détenues qui va au-delà de la capacité physique de l’infrastructure existante, mentalité qui n’a aucun sens et qu’il serait approprié de corriger aussitôt que possible.
Il faudrait corriger également la mentalité qui empêche une partie importante des habitants d’Haïti de lire et écrire. Presque la moitié de la population adulte est analphabète dans le pays, et 30 pour cent de la population totale , ce qui est considéré comme un phénomène normal par beaucoup de gens, aussi bien en Haïti qu’ailleurs, mais qui n’est pas normal pour une société du XXIème siècle. C’est pourquoi j’ai proposé dès mon premier rapport de prendre des mesures urgentes pour renforcer la campagne d’alphabétisation qui était en cours il y a trois ans, et qui visait à apprendre à lire et écrire à 450.000 personnes dans un délai de deux ans, et élargir substantiellement l’objectif pour alphabétiser, dans un délai raisonnablement court, les plus de 3 millions de personnes en Haïti qui subissent chaque jour cette violation.
Le plan d’éducation 2010-2015 avait pour but d’éradiquer totalement l’analphabétisme dans le pays dans un délai de cinq ans. Puis le tremblement de terre et les changements de priorités par le nouveau gouvernement ont laissé ce plan dans l’oubli. C’est le moment de reprendre ce plan maintenant qu’on assiste au début d’une nouvelle période présidentielle. Une campagne d’alphabétisation ne serait pas couteuse si elle est développée avec la participation d’une partie importante de la jeunesse et de la population alphabète, ce qui pourrait en même temps servir à promouvoir la solidarité pour réduire le niveau aigu de polarisation qui affecte la société.
Un quatrième domaine sur lequel il est nécessaire de prendre des mesures urgentes en matière de droits humains est celui de l’impunité, et notamment celle concernant les violations commises de par le passé. Le procès judiciaire ouvert contre Jean-Claude Duvalier, qui après sa mort doit continuer contre ses consorts, ne fait pas de progrès. Le système judiciaire et le gouvernement doivent garantir les ressources matérielles et le soutien politique nécessaires pour que le droit à la justice soit réalisé par rapport aux sérieux crimes commis pendant la dictature et pour que la société recouvre la mémoire et adopte les remèdes efficaces pour prévenir la répétition de ces violations. C’est pourquoi il faudrait aussi créer une Commission de Vérité, Justice et Réparation pour les violations commises depuis les années 60 jusqu’au début du nouveau siècle, inspirée sur l’idée proposée par la Commission de Vérité de 1994 pour les violations commises par le régime militaire en 1991.
Il y a un cinquième aspect qui mérite de faire l’objet de mesures urgentes pour faire cesser des violations incessantes à l’encontre de secteurs importants de la population : il s’agit des violations conséquentes à des facteurs tiers, telles que celles subies par les victimes de catastrophes naturelles, de l’apatridie ou du choléra.
Les premières sont encore dans des camps de personnes déplacés en conditions pénibles : environ 60,000 suite au tremblement de terre de 2010, et 7,500 suite à l’ouragan Matthew. Des efforts importants ont été faits pour retourner les gens à leurs foyers ; il faut poursuivre ces efforts de manière décisive afin de résoudre cette situation de déplacement et de précarité des conditions de vie.
L’apatridie, qui affecte notamment des personnes haïtiennes ou d’origine haïtienne en République Dominicaine, demande de la part des autorités haïtiennes d’approfondir le dialogue avec ses homologues dominicains pour assurer les droits à la nationalité, à l’identité et à d’autres garanties pour ses ressortissants ou leurs descendants dans le pays voisin.
Quant aux victimes du choléra, un pas en avant a été fait par le Secrétaire général des Nations Unies qui a reconnu d’une certaine façon en décembre 2016 la responsabilité de cette organisation dans l’éruption de l’épidémie depuis octobre 2010. Il a proposé une initiative de réparations collectives et a invité la communauté internationale à faire des contributions à un fonds destiné à cet effet. Ce pas peut et doit être complété de façon à ce que les Nations unies honorent les principes relatifs aux droits des victimes à exercer des recours et obtenir réparation pour des violations des droits humains, principes adoptés par l’Assemblée générale des Nations Unies en décembre 2005. Pour ce faire, la recommandation de créer une Commission de Vérité, Justice et Réparation pour les victimes du choléra en Haïti, que j’ai faite dans mes visites et rapports précédents, est toujours utile et valable. Il est important que les Etats membres des Nations Unies s’engagent pour soutenir la proposition du Secrétaire général et que la société haïtienne soit consultée.
Voilà donc ces cinq domaines (l’analphabétisme, la détention préventive prolongée, le renforcement de l’état de droit, l’impunité, et les victimes d’autres facteurs - comme les catastrophes naturelles, l’apatridie, ou le choléra) où des violations graves continuent à être commises quotidiennement en Haïti. Par conséquent, il faut prendre des mesures urgentes pour corriger cette situation. À partir de là, on pourra jeter les bases d’une politique de droits humains plus vaste et travailler à l’amélioration d’autres aspects plus complexes dans ces cinq domaines : les droits sociaux, économiques et culturels, d’autres aspects des prisons, les droits des femmes et des enfants, le système judiciaire, ou le droit à l’environnement. C’est l’invitation que je fais à la population haïtienne et notamment aux nouvelles autorités en ce moment où il y a un pouvoir exécutif qui commence sa période constitutionnelle et qui a donc la possibilité de considérer ces recommandations pour les traduire en décisions et les incorporer à l’énoncé de politique générale que le Premier ministre devra présenter au Parlement dans les prochains jours, et au budget lors de son élaboration au mois de juin cette année.
Je remercie toutes les personnes qui ont rendu possible cette visite, à commencer par les autorités de l’État, ainsi que la MINUSTAH, le corps diplomatique et les organisations de la société civile. Comme je l’ai déjà dit, je dois présenter mon prochain rapport au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies dans deux semaines le 21 mars. J’espère pouvoir informer au Conseil en ce moment sur les possibilités de continuer à faire des progrès dans le domaine des droits humains en Haïti.
Merci
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