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Déclarations Haut-Commissariat aux droits de l’homme

Réunion d’experts sur la réduction des inégalités : progrès et perspectives de l’objectif de développement 10

02 avril 2019

Déclaration de Michelle Bachelet, Haute-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme

Le 2 avril 2019

Monsieur Mohieldin,
Madame Sanchez-Paramo,
Monsieur Tommasi,
Chers experts et collègues,

Je vous remercie de m’avoir invitée à cette réunion.

J’ai consacré une grande partie de ma vie à la lutte contre les inégalités, et je souhaite partager avec vous certains des enseignements que j’en ai retirés. 

Permettez-moi tout d’abord de mentionner ceci : la réduction des inégalités est fondamentale pour les droits de l’homme ; et le respect des droits de l’homme réduira considérablement les inégalités, sous toutes leurs formes.

Les inégalités résultent souvent d’une discrimination persistante à l’encontre de communautés et de populations spécifiques, selon le sexe, la race, l’appartenance ethnique, la religion ou tout autre critère. Elles transcendent les générations et affectent plus profondément ceux qui s’identifient à plusieurs de ces caractéristiques.

En privant la population de leurs possibilités, de leurs ressources et de leur capacité à s’exprimer, les inégalités et la discrimination poussent les plus défavorisés à la périphérie de la société. Ces derniers risquent davantage de souffrir de la faim, de vivre dans des conditions insalubres, d’être affectés par les catastrophes naturelles et les épidémies, de perdre l’accès aux services et aux dispositifs de protection essentiels, et de voir régulièrement leurs droits de l’homme bafoués. Et beaucoup d’autres vivent dans la précarité au-dessus du seuil de pauvreté, souvent au bord de la misère. 

Comme Oxfam l’a récemment indiqué, le fossé grandissant entre les riches et les pauvres met un frein à la lutte contre la pauvreté et alimente la colère de l’opinion publique à travers le monde. Les niveaux élevés des inégalités sont liés au sous-financement des services publics et à un faible accès aux services sociaux essentiels tels que l’éducation, les soins de santé, l’eau potable, un logement décent et la protection sociale. Au fur et à mesure que ces droits fondamentaux sont amoindris, démantelés, marchandisés et privatisés, de plus en plus de personnes sont mises à l’écart. 

L’instabilité politique et économique est un résultat logique, car les inégalités privent les gens de leur rôle légitime dans la prise de décision – ils les privent de leur pouvoir. 

La mortalité maternelle en est un exemple simple : la mortalité maternelle est presque toujours évitable. Des dispositifs relativement peu coûteux peuvent réduire considérablement le nombre de femmes qui meurent en couches ou peu après l’accouchement. Mais la décision d’affecter des ressources à cette fin est politique. Et si les femmes n’ont pas de pouvoir, cet argent ne sera pas fourni.

Chers collègues,

Pour que tous les autres objectifs du Programme 2030 soient atteints, il faut que des progrès soient accomplis en ce qui concerne l’objectif 10. Presque par définition, pour que le développement soit durable, il doit devenir plus inclusif et équitable.  

Je suis profondément préoccupée par le fait que les progrès dans la réalisation de cet objectif clé sont à la traîne – certaines personnes sont encore laissées pour compte et d’autres sont même poussées à l’exclusion. L’absence de données ventilées identifiant les personnes laissées de côté, qu’il s’agisse de femmes ou de personnes d’ascendance africaine, signifie que les décideurs politiques ne peuvent pas évaluer la situation ni élaborer des réponses ou politiques appropriées. 

Dans de nombreuses parties du monde, de puissants acteurs politiques et les médias attisent les flammes de la discrimination, du racisme, de la xénophobie et d’autres formes d’intolérance, remettant en question les valeurs de la justice, de l’inclusion et des droits de l’homme. Cette tendance, ainsi que d’autres facteurs, exacerbent les situations d’exclusion et d’inégalités. Ces inégalités croissantes alimentent les réactions de plus en plus vives non seulement contre les élites, mais aussi contre les institutions de gouvernance, car les personnes qui se sentent impuissantes et ignorées apportent leur soutien aux populistes et aux xénophobes. 

Mais les inégalités ne sont pas le résultat inévitable des forces du marché. Elles découlent de choix politiques. Nous savons d’où elles viennent. Nous savons comment y remédier.

Au cours des 40 dernières années, l’ajustement structurel, l’austérité et les politiques économiques orthodoxes ont affaibli la capacité de l’État à fournir des services sociaux universels. Ces choix politiques ont eu pour effet prévisible de concentrer les gains au sommet, tout en forçant le reste de la société à supporter le fardeau des pertes. Ils ont exposé la majorité de la population à une plus grande instabilité, avec des impacts encore plus disproportionnés sur les plus pauvres et les plus vulnérables.

À cause de ces inégalités, la société est également en train de perdre les contributions de tous ses membres. L’autonomisation économique des femmes peut stimuler la productivité et accroître la diversification économique et, comme des études l’ont montré, le PIB mondial pourrait être augmenté de plusieurs billions de dollars d’ici 2025 si l’égalité des sexes faisait des progrès. 

Nous pouvons et devons faire d’autres choix.

Chers collègues, 

Mon propre pays a un indice de Gini élevé, dans une région où les indices de Gini sont très hauts. J’ai vu à quoi ressemblaient les inégalités, j’ai aussi vu les politiques qui fonctionnaient – et certaines qui ne fonctionnaient pas. 

Lorsque j’ai commencé à travailler comme pédiatre pour une ONG travaillant avec des enfants victimes de la dictature dans certains des quartiers les plus pauvres de Santiago, j’ai vu ce que signifiaient les inégalités : des enfants dont les besoins ne sont pas pris en compte et dont l’avenir est limité.

Lorsque je suis devenue Ministre de la santé, ma priorité a été de réduire les temps d’attente dans les établissements de santé – les longues files d’attente douloureuses, dans lesquelles les gens devaient littéralement attendre debout pour obtenir des soins, et les semaines et les mois qu’il fallait pour obtenir un rendez-vous pour des examens essentiels et des interventions médicales et chirurgicales.

En tant que Ministre de la défense, j’ai constaté à quel point il était vital que des civils contrôlent les budgets militaires, afin que les dépenses militaires ne sapent pas les efforts déployés pour fournir des services à la population. 

En tant que Présidente du Chili, j’ai lancé Chile Crece Contigo (CCC, le Chili grandit avec vous), la première politique systématique, intersectorielle et structurée de protection des droits de la petite enfance, avec un suivi prénatal des mères et un suivi des enfants allant initialement de la naissance à 4 ans, et qui a été étendu jusqu’à 9 ans.  Au cours de mon deuxième mandat, nous avons réduit les frais de scolarité des étudiants issus de familles défavorisées, de sorte que de nombreux jeunes sont devenus les premiers de leur famille à faire des études supérieures.

Durant ma présidence, j’ai également dû faire face à la crise économique mondiale. Quelle a été notre réponse ? Nous avons augmenté les investissements publics, conformément à la politique budgétaire anticyclique, qui visait à créer de nouvelles possibilités d’emploi et à stimuler l’économie. Nous avons élaboré des mesures pour faire progresser la protection sociale universelle, y compris la réforme du système de retraite afin d’introduire plus de solidarité, avec une redistribution et une couverture permettant aux plus vulnérables de bénéficier d’un salaire de base.

Nous avons pris des mesures politiques concrètes pour que personne ne soit laissé pour compte.

Les résultats ont montré que l’adoption d’un rôle actif de l’État dans la protection sociale avait été la bonne réponse.

Je vous dis tout cela pour vous montrer que c’est possible. Vous n’avez pas besoin d’être un pays riche. Vous n’avez pas besoin d’avoir atteint un niveau invraisemblable de développement social, économique ou politique. Mais vous avez besoin d’établir des priorités et d’avoir le courage de faire face à des lobbies puissants. Par-dessus tout, vous devez placer les êtres humains et les droits de l’homme au centre des politiques économiques. Cela exige de véritables capacités de direction. 

Bien évidemment, les solutions ne seront pas les mêmes partout. Chaque pays, chaque communauté, chaque situation est spécifique. Mais une chose est sûre : les solutions les plus efficaces s’attaquent aux causes profondes. Le manque d’accès au pouvoir et à la justice ; une gouvernance économique et des choix politiques qui ignorent les droits de l’homme ; la discrimination systématique – tels sont les problèmes auxquels nous devons donner la priorité et que nous devons résoudre. 

Permettez-moi de citer la Banque mondiale : « La croissance et la réduction de la pauvreté sont essentielles mais ne suffiront pas [...]. Une prise de décision inclusive est essentielle au maintien de la paix à tous les niveaux, comme le sont les politiques répondant aux aspirations économiques, sociales et politiques. » Le rapport Chemins pour la paix publié conjointement par la Banque mondiale et les Nations Unies démontre la rentabilité et l’urgence de respecter les engagements en matière de droits de l’homme, y compris les engagements visant à réduire les inégalités. 

La lutte contre les inégalités économiques excessives et toutes les formes de discrimination, ainsi que leurs effets, n’est pas seulement ce qu’il faut faire, c’est aussi la meilleure chose à faire.

Chers collègues,

Aujourd’hui, les inégalités sont aussi fortes qu’elles l’étaient lorsque les marchés boursiers mondiaux se sont effondrés en 1929. Nombreux sont ceux qui pensent que ces inégalités ont causé la crise économique puis la misère généralisée, qui ont alimenté le sectarisme et la violence ayant dégénéré en guerre mondiale. 

En 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme a été conçue comme un antidote. Elle énonce clairement les responsabilités de l’État pour garantir à tous, sans discrimination, le droit de vivre à l’abri de la terreur et de la misère.

En d’autres termes, ne laisser personne de côté n’est pas une nouvelle vision, c’en est une que nous avons perdue de vue.

Pour concrétiser cette vision, réduire les inégalités économiques et mettre fin à la discrimination, nous devons prendre des mesures concernant les objectifs de développement durable.

Les spécificités doivent être adaptées à chaque pays, mais nous savons ce qu’il faut faire :

  • renforcer le rôle et les responsabilités de l’État pour garantir, sans discrimination, le droit de vivre à l’abri de la terreur et de la misère ;
  • assurer un régime fiscal équitable et progressif qui génère les ressources nécessaires ;
  • garantir une protection sociale et une couverture maladie universelles ;
  • protéger les droits des travailleurs ;
  • garantir le droit à l’éducation pour tous les enfants ;
  • mettre fin à toutes les formes de discrimination, d’exclusion et de marginalisation ; et
  • permettre la participation, la parole et la représentation de tous les peuples – et de tous les pays – dans les décisions qui affectent la vie de tous.

Permettez-moi de conclure en suggérant que nous devons ajouter aux indicateurs des objectifs de développement durable un indicateur plus clair de l’inégalité, afin que nous puissions mesurer plus efficacement nos progrès et nos perspectives. Mesurer les revenus des 40 % les plus pauvres, comme le fait l’indicateur 10.1 de l’objectif, est utile dans une certaine mesure, mais il sera impossible de s’attaquer aux inégalités sans également mettre en lumière les 1 % les plus riches. Lors de la révision des indicateurs en 2020, nous devons inclure un outil de mesure des inégalités, comme le coefficient de Gini ou l’indice de Palma.

Enfin, permettez-moi de rappeler qu’en 1948, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et de la Grande Dépression, l’Assemblée générale des Nations Unies a proclamé la Déclaration universelle des droits de l’homme comme « l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations », appelant tous les États à garantir les droits économiques, sociaux et culturels et les droits civils et politiques pour tous leurs peuples.

Les droits de l’homme nous procurent donc une vision commune. Et aujourd’hui, les objectifs de développement durable nous fournissent un plan d’action et les différentes étapes pour y parvenir. La réduction des inégalités et l’élimination de la discrimination sont essentielles pour ne laisser personne de côté et réaliser les droits de l’homme pour tous.

Je me réjouis des discussions qui vont suivre.

Merci.

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