Déclarations Haut-Commissariat aux droits de l’homme
Le Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme Volker Türk conclut sa visite officielle au Soudan
16 novembre 2022
Khartoum, le 16 novembre 2022
Bonsoir, Salam-Aleykoum et merci de votre présence.
Comme certains d’entre vous le savent peut-être, j’ai pris mes fonctions de Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme il y a un mois et le Soudan est ma première visite de pays officielle. Je remercie les autorités d’avoir facilité ma visite et pour nos discussions franches et approfondies.
J’ai donné la priorité au Soudan car je voulais exprimer ma solidarité avec le peuple soudanais en cette période charnière pour le pays. Pour faire passer un message fort : les droits de l’homme doivent être au cœur de la transition.
Le peuple soudanais a été une source d’inspiration pour tant d’entre nous à travers le monde. Lorsque les Soudanais – en particulier les jeunes et les femmes – sont descendus dans la rue en décembre 2018 pour revendiquer leurs droits humains et renverser une dictature vieille de 30 ans, nous les avons suivis avec admiration, nous avons rejoint cet élan en faveur du changement et partagé l’espoir d’un avenir plus prometteur, plus pacifique et plus juste pour les habitants de ce merveilleux pays.
Les importants progrès réalisés entre 2019 et 2021 en faveur d’une réforme juridique et institutionnelle ont été interrompus lors de la prise de pouvoir militaire du 25 octobre 2021. Nous nous trouvons à présent à la croisée des chemins.
Alors que les négociations politiques se poursuivent en vue d’établir un cadre pour une nouvelle transition, j’invite instamment toutes les parties concernées à mettre de côté leurs positions figées, leurs jeux de pouvoir et leurs intérêts personnels, et à se concentrer sur les intérêts communs du peuple soudanais.
De manière à pouvoir prendre des mesures audacieuses pour parvenir à un consensus. Pour faire de la protection des droits de l’homme un élément moteur pour l’ensemble du peuple soudanais.
L’avenir du pays en dépend.
Plusieurs éléments montrent clairement les enjeux :
- La moitié de la population ne gagne qu’environ 2 USD par jour. Le coût de l’électricité a été multiplié par 25 en un an. Le prix du pain a doublé, de même que celui des carburants. L’économie est en chute libre, ce qui a de graves conséquences pour les personnes les plus vulnérables du Soudan.
- Dans certaines parties du pays, notamment dans les régions du Darfour, du Nil-Bleu et du Kordofan, les affrontements armés et les attaques contre certaines communautés se sont multipliés. Les rancœurs du passé, la lutte pour les terres, l’eau et d’autres ressources, ainsi que la circulation des armes sont autant de facteurs qui alimentent les affrontements interethniques. La faiblesse des capacités de l’État, et dans certains cas sa complicité, exacerbent l’insécurité. L’impunité aggrave cette situation. Les tensions entre tribus donnent également lieu à des affrontements dans l’est du Soudan.
- Le Soudan fait partie des pays susceptibles d’être fortement touchés par les changements climatiques, et de ceux les moins prêts à y répondre. S’ils ne sont pas atténués, les risques liés aux changements climatiques pourraient aggraver les tensions existantes concernant l’accès aux terres et aux ressources.
- La situation humanitaire est catastrophique : un tiers de la population soudanaise a besoin d’une aide humanitaire. Un chiffre effarant. Le nombre de personnes déplacées à l’intérieur du pays s’élève à 3,7 millions, dont plus de 211 000 depuis le début de l’année. Sept millions d’enfants ne vont pas à l’école. Le niveau croissant d’insécurité alimentaire est également très inquiétant.
- Les jeunes manifestent presque quotidiennement pour réclamer le transfert de l’autorité aux civils, la paix, la liberté et la justice. La volonté et la nécessité d’une bonne gouvernance et d’un nouveau contrat social entre les institutions publiques et la population fondé sur les droits de l’homme sont manifestes.
La situation est grave, mais les outils permettant de relever certains de ces défis sont à portée de main.
L’Accord de paix de Juba, signé en octobre 2020 entre le gouvernement de transition de l’époque, le Front révolutionnaire du Soudan, une coalition de 10 groupes et alliances armés, et l’Armée de libération du Soudan, a constitué une avancée dans la trajectoire du pays vers la paix. Il prévoit des engagements importants sur des questions telles que le partage du pouvoir, l’égalité des sexes, le partage des ressources, la responsabilité, la justice transitionnelle, ainsi que le retour des réfugiés et des personnes déplacées à l’intérieur du pays. Cet Accord doit être mis en œuvre de toute urgence.
Un plan national ambitieux pour la protection des civils est un autre outil essentiel à déployer, de manière à assurer la sécurité indispensable dans certaines des régions les plus instables du pays.
Il existe également de nombreuses pratiques traditionnelles, des mécanismes locaux de résolution des conflits et des initiatives de paix dont il faut s’inspirer et qu’il faut encourager.
Ce pays est riche en ressources naturelles et en terres arables, et compte une population jeune. Cette richesse est destinée au peuple soudanais, aux générations actuelles et futures. Tout le monde doit en bénéficier, pas seulement quelques personnes. Sa bonne gouvernance et sa gestion sont donc une priorité.
Et, surtout, le pays compte une société civile dynamique qui a une vision pour le Soudan de demain, en vue de construire le pays avec la participation significative de toutes les communautés, pour le bénéfice de tous. C’est un pays dont la population est incroyablement jeune, avec un âge médian de seulement 18,9 ans. Durant mon séjour, j’ai pu découvrir leur désir de changer les choses et leur potentiel pour faire avancer l’avenir de leur pays. Les droits de l’homme font partie d’eux.
Cependant, l’un des plus grands défis est d’instaurer la confiance entre les autorités et la population. Après des décennies de répression et les tumultes de ces dernières années, la confiance dans les institutions – gouvernementales et judiciaires – est faible. Les institutions publiques doivent être représentatives du peuple, accessibles par le peuple et travailler pour le peuple. Cela implique une réelle inclusion et une participation significative des personnes à travers le pays, y compris les femmes et en particulier les plus vulnérables. Lors de mes échanges avec les autorités, j’ai constamment souligné la nécessité de prendre des mesures pour gagner la confiance de la population. J’ai insisté sur le fait que le respect des droits de l’homme renforce la confiance.
Durant les quatre jours que j’ai passés dans le pays, en m’appuyant sur le travail du HCDH ici et sur celui de la Mission intégrée des Nations Unies pour l’assistance à la transition au Soudan, j’ai pu discuter de ces questions et de bien d’autres avec un large éventail d’acteurs.
J’ai pu rencontrer plusieurs hauts responsables dimanche et lundi, notamment le président du Conseil souverain, le général Abdel Fattah al-Burhan et le vice-président, le général Mohammed Hamdan Dagalo, ainsi que les ministres par intérim des affaires étrangères, de la justice et de l’intérieur, le procureur général, les mécanismes nationaux des droits de l’homme, et d’autres encore. À El Fashir, dans le nord du Darfour, j’ai rencontré hier des autorités régionales de haut niveau, notamment le président de l’Autorité régionale du Darfour et les gouverneurs des États du Darfour septentrional et du Darfour occidental.
J’ai également rencontré de nombreux représentants de la société civile et des victimes de violations des droits de l’homme à Khartoum et à El Fashir. Leur travail sans relâche sur diverses questions liées aux droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels était évident. Les problèmes qu’ils ont soulevés, et que le HCDH a recensés, sont graves.
Nous avons constaté le recours excessif à la force contre les manifestants à Khartoum, y compris l’utilisation de balles réelles. Selon nos propres sources et des sources médicales, depuis la prise du pouvoir par les militaires, au moins 119 personnes ont été tuées et plus de 8 050 ont été blessées, un grand nombre d’entre elles ayant subi des blessures graves qui ont changé le cours de leur existence.
Une femme nous a raconté que son cousin, un jeune footballeur, a reçu une balle dans la jambe et ne pourra peut-être plus jamais jouer.
Un conducteur de rickshaw m’a raconté qu’il ne pouvait plus subvenir aux besoins de sa famille après avoir été blessé par balle par les forces de sécurité lors d’une manifestation. Il a subi neuf opérations et a dû être amputé d’une jambe. J’ai également entendu des témoins et d’autres personnes en rapport avec le sit-in du 3 juin 2019, où plus de 100 personnes ont été tuées et où beaucoup sont toujours portées disparues. J’ai insisté auprès des autorités pour que les responsabilités soient établies de toute urgence et de manière transparente.
En prévision des manifestations prévues demain, j’appelle les autorités compétentes à donner des instructions claires aux forces de sécurité pour qu’elles répondent aux manifestations dans le respect des lois et des normes relatives aux droits de l’homme. Les gens ont le droit de se réunir pacifiquement, et l’État a l’obligation de veiller à ce que ce droit puisse être exercé sans crainte de se faire tirer dessus.
Plutôt que de détenir les manifestants, j’ai demandé à la police d’établir un moyen de dialoguer avec les communautés et d’accepter le fait qu’elles ont des demandes légitimes, et je l’ai exhortée à ne pas considérer les manifestants comme des adversaires.
Des rapports très inquiétants font également état de violences sexuelles fondées sur le genre à l’encontre des femmes et des filles, ainsi que des hommes et des garçons. Le HCDH a confirmé 19 incidents de violence sexuelle et fondée sur le genre, principalement commis par la police dans le contexte des manifestations. Il y en a peut-être plus, mais les victimes de ces violences ne se manifestent souvent pas en raison d’une profonde stigmatisation sociale, d’un manque de confiance dans le système judiciaire et par crainte de représailles. Le manque de confiance dans les institutions, y compris les organes judiciaires, favorise l’impunité pour ces violations. À ce jour, il me semble qu’aucun des auteurs de ces 19 incidents n’a été traduit en justice.
Dans la région du Darfour, la société civile et les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays ont souligné l’impunité généralisée dont jouissent les auteurs de graves violations des droits de l’homme, notamment les Forces d’appui rapide. Le HCDH a recensé 11 affrontements meurtriers de grande ampleur qui ont fait au moins 1 091 morts depuis janvier 2021. Les attaques menées principalement par la tribu arabe des Rizeigat contre les communautés non arabes ont fait le plus grand nombre de victimes. Nous avons également enregistré des violences sexuelles. La réponse des autorités aux signes précurseurs de violence a été faible, ce qui alimente le sentiment que les autorités ne sont pas disposées à protéger les civils appartenant à des tribus différentes.
Un jeune homme m’a expliqué que son but est simplement de survivre.
Selon lui, en raison du manque de scolarisation et d’accès adéquat à l’eau potable, de la propagation des maladies et du manque de perspectives, « je ne sais pas quoi faire au quotidien et je ne peux avoir aucune aspiration ». Je crains qu’il ne parle au nom de nombreux jeunes, et cela me brise le cœur.
Dans l’État du Nil-Bleu, depuis juillet 2022, des incidents meurtriers ont entraîné la mort d’au moins 441 personnes. Dans les États du Kordofan, nous avons enregistré le meurtre de plus de 150 personnes.
Les communautés demandent à être en sécurité, à pouvoir retourner dans leurs maisons et sur leurs terres et à avoir accès à un système judiciaire qui fonctionne. Je crains que les cycles de violence ne se poursuivent et j’appelle les autorités à tenir compte des signaux d’alarme et à prendre des mesures immédiates pour endiguer la violence, conformément à leurs obligations internationales en matière de droits de l’homme.
La nécessité d’assurer le principe de responsabilité et d’obtenir justice est le fil conducteur de presque toutes les interactions que j’ai eues pendant mes quatre jours au Soudan.
La justice transitionnelle n’est jamais facile et l’obligation redditionnelle comporte de nombreuses facettes, en particulier dans un contexte aussi complexe que celui du Soudan, où les violations des droits de l’homme sont restées impunies pendant des décennies. Il est essentiel que les préjudices subis par les victimes soient reconnus, que la détresse des survivants soit prise en compte et honorée, et entraîne des réparations. Il est aussi crucial que les violations graves des droits de l’homme soient poursuivies et que les auteurs soient traduits en justice, quelle que soit leur appartenance. L’impunité engendre de nouvelles violences. Il faut s’y attaquer de front.
La lutte pour la justice des survivants et des familles de victimes est cruciale pour l’avenir du pays, en plus d’être leur droit fondamental d’un point de vue individuel.
Toute transition est délicate, et au Soudan, nous sommes à un stade particulièrement délicat de cette transition. Je demande à toutes les parties impliquées dans le processus politique de faire un effort supplémentaire, d’œuvrer au prompt rétablissement d’un régime civil dans le pays et de mettre fin à l’incertitude qui a mis en péril une grande partie de la population.
Le soutien de la communauté internationale sera également déterminant. Nous aurons besoin de tout le monde pour nous préparer dès maintenant au « lendemain », tant au Soudan qu’à l’échelle internationale.
Pour sa part, le HCDH est prêt à continuer à travailler avec les différents acteurs du Soudan pour renforcer la capacité de l’État à promouvoir et à protéger les droits de l’homme et le respect de l’État de droit, à soutenir les réformes juridiques, à surveiller et à rendre compte de la situation des droits de l’homme, et à soutenir le renforcement de l’espace civique et démocratique. Le HCDH est prêt à partager son expertise dans le domaine de la justice transitionnelle, sur la base des modèles utilisés et des enseignements tirés de ces processus dans d’autres pays.
Le Soudan est le pays des deux Nils. La confluence de ces deux affluents en un seul fleuve imposant est une image puissante d’unité, de force et de potentiel : mes espoirs les plus profonds pour la prochaine phase de transition du Soudan.
Merci. Choukran jazilan.
FIN
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